Tudual Huon est l’ex-directeur de la revue de bande dessinée bretonne « Yod Kerc’h », qui signifie « bouillie d’avoine ». Créée en 1970, elle a été la première œuvre à traiter de sujets tabous, comme la sexualité, en langue bretonne. Entretien avec un des premiers à avoir osé parler sexe en public en Bretagne.
Comment vous est venue l’idée de créer cette revue ?
Ça s’est un peu fait par hasard. J’étais étudiant à Brest. Cette BD a commencé avec les étudiants de Rennes. Ils avaient lancé la revue avec quelques dessinateurs. Avec un camarade, Erwan Kervella, qui était aussi dessinateur, nous avons été intéressés après avoir vu le premier numéro. Ils nous ont demandé si on voulait bien y dessiner aussi. À l’époque, on était très influencé par ce qui avait été imprimé, par exemple par des dessinateurs américains. Des contenus provocateurs. C’est ce qui fait qu’on était prêt à dessiner dans cette revue.
Quel était l’objectif derrière le fait de traiter de sexualité en breton ?
Il y en avait plusieurs. Parmi tous ces étudiants, il y avait toute sorte de gens qui avaient des idées politiques précises. D’autres étaient plutôt là pour produire de la poésie un peu différente de ce qu’on retrouvait dans les textes à ce moment-là. Il y avait aussi des gens comme Erwan et moi qui étions plutôt dans la rigolade, un peu dans la provocation à travers nos illustration parce qu’à l’époque, dans le mouvement breton, parmi ceux qui étaient militants, il y avait beaucoup de prêtres par exemple. Les gens étaient toujours influencés par la religion et, là, on a tapé dur.
Évidemment, c’est surtout dans les textes mais aussi dans tout ce qui était sexualité et tous ces sujets tabous à l’époque. On avait même décidé de chercher le vocabulaire qui convenait sur la sexualité alors qu’il n’y avait pratiquement rien dans les dictionnaires. C’était une des choses qu’on voulait faire. On est parti parmi les gens enquêter dans la campagne, un peu partout, sur ce vocabulaire qui était tabou.
Pourquoi avoir décidé de prendre ce ton très provocateur ?
On voulait changer les codes. Et on était très mal vus évidemment, mais on était jeunes. J’avais 20 ans à l’époque. Mais c’est vrai que ça a secoué pas mal. Mon père était éditeur de livres sérieux. Il avait pas mal d’amis qui étaient des religieux. Et là, je peux vous dire que ça a chauffé dur.
Il y avait eu une mouvance avec mai 68 avant, donc ça commençait à bouger déjà, mais dans le milieu bretonnant, beaucoup moins vite. Et là, Yod Kerc’h a eu une influence. On tirait parfois beaucoup, parfois très peu, c’était très aléatoire, quand il y avait de l’argent, quand il n’y en avait pas, ça dépendait de beaucoup de choses, si les gens avaient du temps ou non… Tout cela était aléatoire et ça n’a pas duré très longtemps, puisqu’il n’y a eu que 32 numéros répartis sur dix ans. Ça a secoué tous ceux qui lisaient en breton.
Certains numéros n’ont jamais été distribués. Il devait y avoir à peu près 400-500 lecteurs, mais très souvent, la revue était donnée et puis c’est tout, et donc il n’y avait plus beaucoup d’argent dans la caisse. Il n’y en a jamais eu beaucoup de toute façon. Mais ce n’était pas le but de l’opération.
Quels étaient la place et le poids de l’église dans le mouvement breton ?
Ils avaient beaucoup d’importance. Par exemple, à Lannion, il y avait des prêtres qui étaient instruits, bretonnants et militants. Par contre, ils étaient très étroits d’esprit, ils étaient restés de vieux cléricaux comme autrefois. Quand ils ont vu une revue comme Yod Kerc’h, ça leur a fait mal. Nous, on voulait mettre un peu la pagaille, mais on n’était pas contre ces prêtres-là qui étaient souvent de bons écrivains. Par contre, c’était l’état d’esprit et le changement qu’on voulait. C’est ça qu’il fallait faire évoluer.
Quelle est la planche de la revue qui vous a le plus marqué ?
J’aimais bien ce qu’Erwan Kervella faisait comme dessins parce que ses idées étaient géniales, très provocatrices. Je me souviens d’un dessin qu’il a fait chez un médecin ou un gars se faisait arracher les dents et par la suite, tout à l’intérieur de lui sortait, son sexe avait fini par ressortir. Tout ça, c’était horrible. Mais bon, c’était de la provocation évidemment.
Pourquoi la BD a-t-elle arrêté de paraître au début des années 1980 ?
C’était auto-produit. Ce n’était pas du beau papier. On a trouvé de petites imprimeries. Ça a été fait à Pedernec, dans une petite imprimerie tenue par un prêtre. C’est lui qui imprimait Yod Kerc’h à la fin.
C’est le problème de ce genre de revue éditée par des étudiants. Certains sont partis et puis il y en a aussi eu certains qui voulaient plus politiser la revue. Mais là, les gens n’étaient plus d’accord. Même si tout le monde était plutôt à gauche, à la fin les gens ont dit « ça suffit ». Et en fait, ce n’est pas plus mal, parce qu’on aurait radoté et tourné en rond. Il y avait des désaccords sur le fond et peut-être aussi une petite fatigue sur la fin, mais on s’est bien amusé parce qu’on se retrouvait souvent en groupe, et là, c’était une vaste rigolade. On s’amusait bien et si on ne s’amuse plus, on laisse tomber.
Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes ont toujours cette revue comme référence. Considérez-vous que Yod Kerc’h a changé certains codes et marqué son temps ?
Je pense qu’il y a eu quelque chose. Un impact quelconque. Du point de vue de l’écriture notamment. Les gens ont osé écrire des choses bien différentes de ce qui se faisait à ce moment-là. Des gens écrivaient dans Yod Kerc’h avec de faux noms parce qu’à l’époque, il valait mieux. Ce n’était pas ce qu’on pouvait trouver d’habitude dans les revues.
Tous ces numéros étaient en vrac, il n’y avait rien de cohérent parce que ce n’était pas officiel. J’étais directeur de la revue à un moment donné, et il a fallu l’officialiser. J’avais été convoqué à la gendarmerie pour expliquer ce que c’était et signer des procès-verbaux que j’avais refusé de signer d’ailleurs. Je ne sais pas pourquoi, la police s’était intéressée à Yod Kerc’h. Il devait y avoir quelque chose qui ne leur plaisait pas trop. (rire)